Mes pérégrinations au sein du monde des lettres et des scènes me font rencontrer bien des gens extraordinaires. C’est le cas du duo formé par Émilie Boré, conteuse saugrenue et ancienne chargée de communication au Théâtre Benno Besson, et Daniel Abimi, journaliste et auteur de romans noirs lausannois. Avec leurs deux univers singuliers, ces deux personnalités du paysage culturel romand se complètent bien. À tel point qu’il ont coécrit un ouvrage intitulé Bora Bora Dream. Alors qu’ils s’apprêtent à partir pour une nouvelle contrée et d’insolites péripéties, j’ai souhaité les rencontrer pour discuter des leur histoire, de littérature et dresser leur portrait. Histoire de monter à quel point la littérature est capable de créer des complicités et des liens magiques.
C’est un vendredi du mois de mai, à midi. Tout est calme dans le quartier Sous-Gare de Lausanne où, au Café de l’Europe, je dois partager un repas avec Émilie Boré et Daniel Abimi, un couple d’écrivains rencontrés au cours de mes soirées théâtrales et dont j’ai par la suite dégusté les ouvrages. C’est le duo de protagonistes du jour qui a choisi ce lieu de rendez-vous, le Café de l’Europe. Un bistrot aux airs helvétiques, décoré à l’ancienne, qui évoque ces troquets de villages où se fait «la grande vie», comme on dit. Dès l’entrée, on se sent dans un univers familier, entre les décis de blanc, la saucisse à rôtir et les röstis. Et pour compléter le tableau, aux dires des rumeurs lausannoises, ce restau’ aurait même accueilli naguère notre célèbre vampire des lettres romandes Jacques Chessex. De quoi nous donner l’eau à la bouche, de nourriture et de littérature.
Deux vies et beaucoup de livres
Quelques instants après notre arrivée, Émilie Boré entre dans le café. Elle est seule. Je me demande si le message est mal passé. Tout sourire, elle nous répond que non. «Daniel va arriver. C’est bizarre, pourtant, il n’est jamais en retard…» Alors que nous attendons Daniel Abimi, je sirote un verre de vin blanc et commence par l’interroger sur sa vie avant d’en venir à son aventure helvétique. Née de parents parisiens vivant dans le Pays de Gex, «la partie française juste à côté de Genève», précise la conteuse face à mon regard interrogateur, elle a ensuite suivi un cursus en histoire de l’art à l’Université de Lyon avant de venir compléter sa formation à l’Université de Lausanne et, à la suite de son Master, tenter sa chance en Suisse. Par la suite, elle est devenue chroniqueuse culturelle pour Vigousse, l’hebdomadaire satirique romand. Après quelques aventures dans le monde de l’édition et des médias, Émilie Boré finit par devenir chargée de communication au Théâtre Benno Besson, poste qu’elle abandonne à partir du 1er juin 2020, en raison de son déménagement avec Daniel Abimi et leur enfant dans le Nord de la France. Mais où se cache donc la conteuse parmi ce CV bien rempli? Lorsqu’on l’interroge sur ses contes, Émilie Boré avoue être une adepte des formes brèves: le conte et la nouvelle. «Je suis incapable d’écrire un roman ou quelque chose de long!», m’explique-t-elle. C’est en 2014 que l’éditeur Olivier Mottaz lui propose de publier son premier recueil intitulé Contes saugrenus pour endormir les parents aux Éditions Stentor, une maison spécialisée dans les mauvais genres. Un recueil illustré au sein duquel les contes «classiques» sont revisités par la conteuse – et son illustratrice – avec une touche d’humour et d’espièglerie. Le lecteur y trouvera entre autres l’histoire du Petit Poncho Vert où une jeune fille est atteinte de dyslexie, l’histoire de la Fée Cloche-Pieds, fumeuse à la dégaine rock’n’roll, qui a pour mission de trouver un mari à une princesse capricieuse, ou encore l’histoire d’une chaise de bar-tabac…
À la lecture, on constate qu’Émilie a effectivement une imagination vive et un esprit très funky . Des traits qu’elle ne cache pas dans la vraie vie et qui lui permettent d’afficher un optimisme franc et une énergie débordante. Depuis cette première publication «best-seller chez Stentor», Émilie a également publié une version longue du conte Serge le loup blanc aux Éditions Clochette et travaille actuellement sur un nouvel album jeunesse à paraître à l’automne 2021.
Le journaliste lausannois
Sur ces discussions, la porte du restaurant s’ouvre à nouveau, tel un lever de rideau au théâtre. Coiffé d’un «bonnet de marin», Daniel Abimi fait son entrée sous les sourires amicaux des serveurs et salue quelques personnes avant de venir nous trouver. Habillé sobrement, notre auteur de romans noirs a décidément l’art du camouflage journalistique, me dis-je. Né d’un père albanais, propriétaire d’une boutique à la rue Étraz, et d’une mère saint-galloise, Daniel Abimi avait retenu mon attention lors d’une soirée au Théâtre Benno Besson. J’avais alors appris que ce dernier était journaliste et également écrivain. Mais quels secrets se cachent donc sous ce bonnet?
«Je suis né à Lausanne et y ai quasiment tout fait. Je suis un enfant de la rue Étraz», s’exprime Daniel Abimi. Adolescent, le jeune Daniel rêve de travailler pour la Croix-Rouge, mais ses notes ne lui permettent pas d’accéder à la carrière de ses rêves. Il enchaîne alors différents boulots et finit par devenir journaliste. Coup du sort, sa formation de journaliste est reconnue par la Croix-Rouge comme étant une formation universitaire. Daniel n’hésite pas. Il saute sur l’occasion et fait le pas qui l’entraînera hors de Suisse.
Pendant une décennie, Daniel quitte sa ville natale pour un poste au Comité international de la Croix-Rouge; son nouveau travail l’entraîne alors à travers le monde, notamment en Afghanistan, en Asie et en Afrique. Après avoir tant vogué, notre journaliste-écrivain revient à Lausanne, ville pour laquelle il conserve un attachement fort. Lausanne, c’est son biotope, comme il dit. Lui qui a travaillé pendant longtemps à la Gazette de Lausanne, notamment à la rubrique des chiens écrasés, il connaît tout le monde et quasiment tous les lieux de la cité. C’est cette familiarité avec la ville qui a fortement inspiré Daniel dans ses romans. Des «romans noirs rigolos», me dit-il. Aussi, quand je prononce le terme de polar, il nous répond que la dénomination importe peu, du moment que le lecteur comprend qu’il y a volontiers une dose d’humour et de parodie dans sa démarche créatrice. Daniel Abimi est l’auteur de deux romans noirs qui ont donné vie au personnage de Michel Rod, un journaliste adepte de faits divers et porté sur la boisson, et de son ami l’inspecteur Serge Mariani, un policier père de famille à l’appétit gargantuesque. Dans Le Dernier Échangeur, l’auteur nous entraîne sur les traces du sympathique milieu du crime lausannois et de sordides affaires de mœurs. Tandis que dans le deuxième volet des aventures de Michel Rod, intitulé Le Cadeau de Noël, le protagoniste décide de s’offrir son «cadeau de Noël» et de mener l’enquête dans les milieux de la prostitution lausannoise. Spécialiste en faits divers sordides, il est familier de l’underground lausannois, de ses grandeurs comme de ses misères. Souvent, lorsque la situation est désagréable à souhait, Michel Rod laisse éclater son expression fétiche – bien connue des journalistes : «Quel métier de con!».
Naissance d’un couple et la tartine de la discorde
Alors que Daniel Abimi attaque ses «röstis de la Venoge» et que Émilie Boré déguste ses filets de perche, je les interroge sur leur rencontre. «Souhaitez-vous la version officielle ou la version romancée?», me lance Daniel sur un ton taquin. «Mais enfin, il n’y en a qu’une, voyons!», explose Émilie. Au fil de la discussion, je remarque que le duo Boré-Abimi est fusionnel et très attendrissant: au cours des échanges, ils se lancent de petites piques, des traits d’esprit, et une bonne dose d’humour et d’énergie. Notre duo d’écrivains est assez mignon dans ses taquineries, comme lorsqu’ils se livrent une bataille chaleureuse pour se piquer des frites.
«J’ai rencontré Daniel à son vernissage pour son roman Le Baron, c’était au bar Le XIIIe Siècle, à Lausanne; et à partir de ce moment-là, on ne s’est plus quittés», reprend Émilie. Mignon, ne disions-nous pas? «Bon, en fait, je l’ai croisé pour la première fois au Salon du Livre, cinq ans auparavant. Il était tout seul à son stand avec ses exemplaires du Dernier Échangeur. Je suis alors venue et lui en ai acheté un.» Face à si franche réponse, j’esquisse un sourire. Voici donc les fameuses origines secrètes du duo Boré-Abimi! Tandis que Daniel explique, non sans humour, qu’Émilie a eu un peu pitié de lui qui ne «vendait pas un seul livre». En 2015, d’une rencontre éclair et d’un vernissage, naquit l’amour fou. Après ce fameux vernissage, très vite ils devinrent inséparables et, trois mois plus tard, Daniel Abimi demandait la main d’Émilie Boré. Mais entre la demande de mariage et le mariage est venu se glisser un bébé… un bébé littéraire.
Les deux écrivains ont été contactés par Giuseppe Merrone, éditeur chez BSN Press, qui lançait la collection Uppercut, consacrée au sport. Ils ont alors saisi cette occasion pour s’adonner à l’écriture à quatre mains. Chaque soir, l’un des deux auteurs écrivait un chapitre de l’histoire. Celle-ci est donc écrite en alternance et sans consultation entre nos deux écrivains. «C’est une sorte de cadavre exquis», détaille Émilie Boré. Chapitre après chapitre, l’histoire se dessine et prend forme très rapidement. En 2017, c’est sous le titre Bora Bora Dream que paraît le microroman mettant en scène la sombre histoire d’amour entre un homme et une femme clients dans le même fitness. Un exercice très intéressant pour Daniel Abimi. Lui qui avait jusqu’alors l’habitude des formes longues, ainsi que des romans copieux, il a dû s’adapter au style d’Émilie et au format court. «Dans cet ouvrage, nos styles ont fini par se fondre l’un dans l’autre», explique la conteuse. À tel point que plusieurs personnes ont été incapables de dire lequel des deux auteurs a écrit tel chapitre.
Face à un couple si harmonieux, je me demande quel pourrait être le plus grand motif de discorde au sein de leur idylle? Sans le vouloir, en souhaitant faire de l’humour, je pointe juste: «La tartine du dimanche matin». En effet, les origines françaises d’Émilie Boré – et surtout son goût personnel – la poussent à plonger sa tartine au coeur de sa tasse de café. Un rituel qui donne une mine déconfite à Daniel Abimi. Pour l’auteur de romans noirs, adepte de la sagesse populaire, la tartine et le café vont ensemble comme l’huile et le vinaigre, mais ne se mélangent pas. À l’inverse, même s’ils divergent sur plusieurs points, ils partagent beaucoup de choses. Les mêmes valeurs par exemple et… une bibliothèque!
Face à un couple si harmonieux, je me demande quel pourrait être le plus grand motif de discorde au sein de leur idylle? Sans le vouloir, en souhaitant faire de l’humour, je pointe juste: «la tartine du dimanche matin». En effet, les origines françaises d’Émilie Boré – et surtout son goût personnel – la poussent à plonger sa tartine au coeur de sa tasse de café. Un rituel qui donne une mine déconfite à Daniel Abimi. Pour l’auteur de romans noirs, adepte de la sagesse populaire, la tartine et le café vont ensemble comme l’huile et le vinaigre, mais ne se mélangent pas. À l’inverse, même s’ils divergent sur plusieurs points, ils partagent beaucoup de choses. Les mêmes valeurs par exemple et… une bibliothèque !
Il est déjà quatorze heures et notre entretien-repas touche à sa fin. Daniel Abimi et Émilie Boré se réjouissent de leur futur déménagement dans une région du Nord de la France, où ils pourront vivre une vie simple et paisible. Évidemment, cette retraite bucolique a vu germer bien des projets. Ainsi, Daniel aimerait (enfin) prendre le temps de lire – et non relire – À la recherche du temps perdu. À l’heure où ces lignes sont écrites, Daniel Abimi et Émilie Boré annoncent pour le 31 août 2020 la naissance de leur nouvelle progéniture BIM/BO édition, «une agence tous risques dédiée à l’écriture, l’édition de projets et la communication». Et en plus de Proust, de leur enfant et de leur agence d’édition et de communication, chacun poursuit patiemment son œuvre littéraire: l’automne prochain, Émilie sort un nouvel album jeunesse intitulé Jean-Blaise le chat qui se prenait pour un oiseau aux Éditions La Joie de Lire. Quant à Daniel, il travaille sur un troisième volet des aventures du journaliste Michel Rod et de l’inspecteur Mariani, intitulé La Saison des mouches. Autant dire que la suite de leur vie, entre la France et la Suisse, sera bien riche en aventures, en amour et… en littérature.