Ninel, le neuvième roman de Frédéric Lamoth, emmène les lecteurs dans un voyage de non-noces intense et poignant
Frédéric Lamoth a deux vies, celle d’un professeur, médecin et chercheur expert en mycologie médicale au CHUV et celle d’un écrivain publiant en moyenne un roman tous les deux ans. Contrairement à d’autres, l’écrivain-procureur, l’écrivain-paysan, l’écrivain-inspecteur, etc., il n’en a jamais fait un étendard. Aucun de ses romans n’a d’ailleurs pour théâtre l’univers hospitalier ou médical, comme si une cloison séparait ses deux vies.
Paru ce printemps, Ninel est son neuvième roman. Bref, d’une construction rigoureuse et d’une écriture délicate, comme les précédents, tous parus chez Bernard Campiche, il parle d’un couple que tout attire et que tout sépare en même temps. Comme souvent dans ses livres (La Mort digne, 2003, ou Le Chemin des limbes, 2021, notamment), la mort rôde, longtemps innomée et cependant fondatrice du récit.
Le narrateur rencontre Nina en août 2021 dans l’hôtel que dirige son père à Lugano, dont il envisage de reprendre la gestion au terme de ses études en économie. Jeune épouse d’un riche homme d’affaires, Thomas Lerch, Nina ne le suit pas lorsqu’il quitte l’hôtel, où elle séjournera un mois entier. Bien assez pour qu’une idylle se noue entre les deux jeunes gens et qu’elle suive le narrateur à Zurich, avant que le couple se lance dans un périple amoureux de cinq jours assez semblable à un voyage de noces. Ils traversent plusieurs villes européennes, d’ouest en est, pour échouer finalement sur un quai de gare polonais où des trains partent pour l’Ukraine et la Biélorussie.
Au bord du gouffre
Il ne s’agit nullement d’une histoire de jalousie, Lerch se montrant presque soulagé de voir s’éloigner de lui cette épouse qu’il s’est en quelque sorte achetée par l’entremise d’une agence matrimoniale ukrainienne, Nina ayant utilisé cette filière pour s’ouvrir les portes de l’Occident. Ce n’est pas davantage l’histoire d’une réfugiée de la guerre, l’invasion russe de l’Ukraine étant antérieure de six mois à son arrivée en Suisse. On peut en revanche la comprendre comme un récit intime symbolique d’un fossé qui se creuse entre deux mondes.
La personnalité secrète de Nina, une universitaire biélorusse qui a étudié l’astrophysique à Kiev, comme les raisons qui l’ont poussée à l’exil, se révèlent petit à petit au gré du voyage. Il apparaît assez vite que la dernière étape du «voyage de noces» correspondra à la séparation. Malgré leur connivence, se joue une histoire d’incommunicabilité au bord d’un gouffre que l’auteur cerne avec subtilité. Ce n’est pas qu’ils se disputent, ou se déplaisent, mais un «froid insidieux comme la bruine» s’est lentement glissé entre eux.
Nina porte en elle l’ombre d’un double, sa jumelle Ninel, palindrome de Lenin, prénom qui se serait répandu dans les pays russophones après la chute et l’Union soviétique. Une jumelle au destin tragique, elle aussi prête à des transactions dangereuses pour trouver un meilleur avenir «dans ce monde où soi-disant tout est meilleur, ce monde qui paie pour obtenir ce qu’il veut». Ce monde que Nina veut désormais laisser derrière elle, inversement aux gens qui fuient la guerre, pour soigner sa mère malade en Biélorussie. En laissant un amour au bord du quai.